#3 Une mousse au chocolat avec la CIA

Pour ce 3ème “Mise au Point”, je raconte les dessous de mon portrait improvisé du directeur du renseignement national américain, Dan Coats, à la tombée de la nuit dans une bibliothèque en normandie, entouré par cinq gardes du corps avec moins d’une minute devant moi.

Château de Tocqueville, Normandie, le 8 juin 2018. 

 Je couvre pour Le Figaro les premières “Conversations de Tocqueville”, un colloque sur la politique internationale. Depuis ce matin, les invités de marque s’enchaînent, de Bernard Cazeneuve à Hubert Védrine. Entre deux conférences, j’improvise des studios dans les jardins et à l’intérieur du château pour réaliser mes portraits à un rythme effréné. Et je ne suis pas au bout de mes peines. 

19H00

 Un cortège de quatre voitures blindées arrive lentement dans la cour du château, détonnant avec le calme et le style architectural du lieu. Curieux, les invités laissent échapper quelques remarques. “Mais qui cela peut-il être?”, “4 voitures ! Tu crois que c’est juste pour un invité ? Je n’y crois pas”. Et pourtant, trois énormes gardes du corps en costard sortent de la première voiture, main sur l’oreillette. La scène semble tout droit sortie d’un mauvais film d’espionnage en pleine guerre froide. Puis, une fois les lieux “sécurisés”, sort alors de la voiture un grand homme mince en cravate rouge, 70 ans, aux allures de politicien. Je le reconnais, c’est Dan Coats, le directeur du renseignement national américain. CIA, FBI, NSA… C’est lui. Après le président, il fait partie de ces hommes les plus puissants des Etats-Unis. 

 Je ne perds pas de temps et me mets à chercher le meilleur endroit pour réaliser son portrait. Hors de question de le réaliser sur fond noir. Je fais le tour des lieux, en vain, rien ne m’inspire. Je remarque alors une vieille porte fermée à côté de l’entrée. Je jette un coup d’oeil. Je découvre l’une des bibliothèques du château. C’est le bazar total. Soudain, j’aperçois au fond de la bibliothèque un vieux poste de radio. Je souris, voilà ce que cherchais, c’est le détail parfait. Je déplace les meubles, arrange le décor. Je demande ensuite à Guillaume de Tocqueville, propriétaire des lieux, s’il est possible d’y réaliser la photo. Surpris devant tant d’engouement pour cet endroit aussi bordélique, il accepte. Ca y est, j’ai mon endroit. Je règle la lumière, ajuste la chaise, sauvegarde mes réglages, fixe mon 35 mm. Il ne manque plus que Dan Coats. 

Gilles Kepel, Politologue, spécialiste de l’Islam

Conversations de Tocqueville, première édition

Benard Cazeneuve lors de son discours

Concert du violoncelliste Marc Coppey

20H00

 Le directeur du renseignement est venu faire un discours et répondre aux questions des invités, sous la tente principale où tous dînent. L’endroit, qui prenait à midi des airs de luxueux déjeuner détendu, ressemble désormais à la Maison Blanche, entouré de gorilles montant la garde tout autour. Je m’approche discrètement jusqu’au bras droit de Dan Coats, lui explique que tout est en place pour la photo. « Ecoutez, je ne peux rien vous garantir, nous arrivons directement de Washington après 15h de vol, il est exténué.. Je vais lui en parler ». Je n’ai plus qu’à croiser les doigts. Dans l’attente, je me dirige vers la tente réservée au staff pour dîner rapidement. 

 

Alors que je me sers en mousse chocolat, la porte s’ouvre derrière moi et entrent quatre agents du renseignement chargés de la sécurité du directeur. Ils s’approchent de la table, je n’ose pas bouger. En souriant, ils commencent alors à se servir eux aussi dans des bols. Je les salue brièvement, ils me répondent. Scène surréaliste, je déguste mon dessert entouré de ces quatre agents surentraînés, dont les costards cintrés laissent apercevoir leur gilet pare balle. 

21H30

 Le directeur du renseignement a terminé son discours. En sortant de la tente, je m’approche discrètement. Son bras droit me laisse passer. Je lui explique que j’aimerais réaliser un portrait de lui, que tout est prêt et qu’il n’a qu’à s’asseoir sur une chaise. Il me regarde alors, en se demandant sûrement “Qui est ce photographe en Adidas aux allures d’étudiant de 21 ans venu me dire où m’asseoir après 15 h de vol ?”. Finalement; il esquisse un sourire me lance “Okay, let’s do it”. A partir de ce moment, tout va très vite. Je sais que pour ce genre de portrait, chaque seconde compte. J’ai déjà tout préparé, mon boîtier m’attend je n’ai « théoriquement » plus qu’à me concentrer sur mon cadrage et son attitude. Je le conduis vers la bibliothèque. Derrière, les gardes du corps suivent. Tout le monde peine à renter dans la petite pièce. Dan Coats s’assoit, je saisis mon boîtier, me prépare à déclencher quand l’un de ses hommes allume le plafonnier que j’avais pris la peine d’éteindre pour gérer ma lumière. Je me retourne et lance “ No no no shut it down !”. Je se sais pas alors si c’est par peur de mes 68 kilos ou par l’effet de surprise, mais quoi qu’il en soit il s’exécute dans la seconde”. 

 Devant moi, le directeur semble détendu. Assis sur la chaise, il avance son pied vers moi. Il est stable, droit, puissant. Pour mon éclairage, j’ai décidé de ranger ma boîte à lumière et de profiter des dernières lueurs du jour qui percent à travers la fenêtre. Son bras droit me chuchote “ You have 1 minute”. Je shoote en rafale, alternant le format portrait et paysage (les journaux pouvant ainsi avoir le choix selon leur maquette). La minute passée semble durer une fraction de seconde. Dan Coats se relève alors, remet sa cravate. Je mets mon appareil en bandoulière et viens lui serrer la main en le remerciant pour son temps. Il semble satisfait, comme si le fait que j’ai tenu ma promesse, à savoir un shooting éclair de 60 secondes, me rendait digne de confiance. Je lui souhaite un agréable séjour en France, avant qu’il ne reparte entouré de son escorte.. qui cette fois prend soin de ne pas rallumer la lumière en sortant.

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